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Glencore, première entreprise à intenter une poursuite judiciaire contre la Colombie

 

Auteur : Rafael Figueroa. Chargé de responsabilité corporative et justice transitionnelle de Pensamiento y Accion Social (Colombia).

Avocat engagé depuis plus de 12 ans dans le travail et l’accompagnement de communautés rurales et de groupes ethniques indigènes et afro-colombiens dans des contextes de spoliation des terres et ressources naturelles, de conflit armé et de construction de la paix, d’incidence politique et de litige stratégique. Il s’est concentré durant les 5 dernières années sur l’investigation corporative et le litige stratégique en relation aux impacts et aux responsabilités des entreprises européennes, en particulier suisses, dans les pays comme la Colombie, le Pérou, l’Argentine et la Bolivie.

Glencore est une entreprise multinationale qui, depuis quelques mois, gagne en notoriété dans les médias de communication colombiens. Bien qu’elle soit présente en Colombie depuis plus de 20 ans et soit l’une des plus grandes entreprises produisant et commercialisant du charbon, du pétrole, des céréales et d’autres commodités au niveau mondial, presque personne n’avait entendu parler de Glencore. Guère plus connue n’était sa filière locale, le Groupe Prodeco, au travers de laquelle Glencore contrôle les mines de charbon de Calenturitas et La Jagua. Le Groupe Prodeco participe également à 33% des activités de la plus grande mine de charbon du pays, El Cerrejon. Cependant, la discrétion avec laquelle cette entreprise basée à Zoug avait jusqu’à présent mené ses opérations a été mis à mal. En effet, les médias colombiens ont révélé de récentes enquêtes pénales, des plaintes pour corruption et d’autres sanctions économiques portées contre la multinationale. Ce nom qui ne disait rien à l’opinion publique il y a peu, est aujourd’hui au centre de nombreux questionnements. L’objet de ces plaintes va de l’évasion fiscale, passant par des manœuvres visant à éviter le paiement des redevances, à l’implication d’unités militaires dans des exécutions extrajudiciaires et des manquements dans la relocalisation de communautés en raison de la pollution atmosphérique provoquée par les activités minières de l’entreprise. Mais ce qui a peut-être le plus contribué à faire parler de Glencore en Colombie a été la décision de l’entreprise de poursuivre judiciairement l’Etat colombien pour l’avoir amendée suite à des manquements dans le paiement de redevances en 2015. Cette plainte représente le premier litige international de la Colombie sur la base du traité entre cette dernière et la Suisse pour la protection des investissements. Mais plus que cela, la situation invite à repenser les opérations des corporations multinationales dans le pays, examiner quels en sont les acteurs et réfléchir aux défis auxquels fait face la Colombie dans ce contexte.

 

Pour comprendre la relation problématique entre la Colombie et Glencore, il n’est pas nécessaire de remonter bien loin dans le temps. Parmi les plus fameuses remises en cause sur le sujet, le rôle de Glencore dans les surcoûts gigantesques liés à la modernisation de la raffinerie pétrolière Reficar à Carthagène a été révélée dans les enquêtes de la Controlaria General de la Nacion (organisme de contrôle). En effet, l’Etat et les contribuables colombiens ont payé 8'000 milliards de dollars pour la modernisation de cette raffinerie, soit 4,023 milliards de plus que ce qui avait été prévu initialement. Pour mettre ce surcoût en perspective, cette somme équivaut à 3.4% de la richesse annuellement produite par la Colombie. Glencore aurait participé à un long montage de contrats, ventes et opérations qui furent à l’origine de l’exubérance de la somme. Selon la Controlaria General de la Nacion, une grande partie de ces opérations peuvent être qualifiées de fraude silencieuse et de corruption privée. De ce fait, la multinationale suisse fait actuellement l’objet d’une enquête fiscale.

 

Ainsi, l’Inspection Colombienne de l’Industrie et du Commerce a récemment ouvert une enquête sur les activités des entreprises faisant partie du Groupe Prodeco, la filiale de Glencore en Colombie. L’enquête porte sur des allégations de création de monopole au port Puerto Nuevo, à Santa Marta, qui empêcherait d’autres compagnies d’exporter du charbon. De plus, l’Agence Nationale de Licences Environnementales a ouvert un procès contre Glencore pour les retards injustifiés dans la relocalisation involontaire de communautés du département du César affectées par les niveaux élevés de pollution atmosphérique. D’autres enquêtes ont été ouvertes par l’autorité environnementale sur la déviation illégale de rivières et des dommages écologiques causés par l’exploitation minière.

 

Comme si cela n’était pas suffisant, plus de vingt officiers, sous-officiers et soldats du bataillon affectés à la protection des infrastructures minières de Glencore dans le César ont été condamnés pour leur participation dans les exécutions extrajudiciaires de Carlos Manual Jimenez et Jesus Eliecer Garcia, selon plusieurs articles de presse. Ces faits sont extrêmement graves dans la mesure où Glencore a financé le bataillon à la hauteur de 80'000 dollars par année, et cela depuis plus d’une décennie. L’entreprise n’a jamais réalisé d’évaluation transparente des risques, ni révisé les contrats secrets établis avec la force publique, et n’a jamais dénoncé publiquement ces sérieuses violations des droits de l’Homme.

 

Une grande partie de ces enquêtes, plaintes, jugements et sanctions a été documentée et publiée dans le contre-rapport de durabilité des opérations de Glencore en Colombie, réalisé par Pensamiento y Accion Social et le Groupe de travail Suisse-Colombie entre 2010 et 2014, qui met en évidence les principaux impacts des activités de la multinationale en Colombie. Les résultats de cette investigation ont été présentés en 2015 à l’opinion publique et aux gouvernements de différents pays, à savoir de l’Allemagne, de la Suisse, de la Belgique et de la Colombie, ainsi qu’au Parlement Européen. Ils ont également été présentés au conseil d’administration de Glencore ainsi qu’à son PDG, Ivan Glasemberg, durant des réunions et visites, aussi bien en Colombie qu’en Suisse. Au cours des discussions, la direction de l’entreprise s’est engagée à résoudre le problème de la relocalisation involontaire pour pollution atmosphérique de la communauté El Hatillo (département du César) dans les meilleures conditions possibles et les plus brefs délais.

 

Cependant, Glencore n’a fourni aucune preuve de mise en œuvre concrète de ses engagements vis-à-vis des relocalisations en Colombie et n’a démontré aucune amélioration quant aux infractions, enquêtes et sanctions en matière du droit du travail, de protection de l’environnement ou en termes de sécurité et de droits humains. Au contraire, l’entreprise a refusé tous les rapports, jugements, condamnations et sanctions, au point d’entreprendre des démarches légales auprès des tribunaux internationaux de caractère privé, essentiellement afin de se soustraire à ses obligations en Colombie.

 

Une des déclarations les plus graves faites par le Contrôleur général de la Nation a récemment été proclamée, disant que Glencore essayait de “mettre la nation à genoux” en portant plainte contre la Colombie auprès du Centre International pour le règlement des différends relatifs aux investissements à Washington en se référant à l’accord de protection des investissements signé par la Suisse et la Colombie en 2006. Glencore exige que l’Etat et les contribuables colombiens lui remboursent les plus de 20 millions de dollars de la sanction qui lui a été imposée par la Contraloria pour évasion de redevances. Selon la Constitution colombienne, ces redevances font partie du patrimoine de la nation et des citoyens et sont destinées, en particulier, à l’investissement social dans les domaines de la santé, du logement et de l’éducation au bénéfice des milliers de familles qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté, y compris dans les régions où Glencore extrait le charbon.

 

Ces dernières années, certains organismes d’Etat ont initié l’investigation, la fiscalisation et la sanction de certaines des conduites de Glencore. Cependant, en règle générale, l’ensemble des entités publiques sont loin d’avoir identifié, documenté et sanctionné l’entièreté des impacts de plus de vingt années de présence de la multinationale dans le pays.

 

En ce sens, le rôle d’une entreprise comme Glencore au regard de la durabilité sociale, fiscale et environnementale de la paix en Colombie demeure, sans aucun doute, très critique. Les politiques publiques mettant en œuvre la restitution des terres et la réparation intégrale des plus de six millions de victimes du conflit armé colombien ont évidemment besoin de l’apport économique généré par les rentes minières que des entreprises comme Glencore sont censées verser à l’Etat. Toutefois, commencer à mettre un terme au conflit armé et réparer les millions de victimes requiert encore d’avantage la résolution structurelle des conflits sociaux, environnementaux et du travail, conflits historiques qui, au contraire, se sont aggravés dans les zones d’extraction du charbon et les régions où se réalisent les principaux investissements étrangers dans les secteurs extractifs, agroindustriels et des infrastructures. Ainsi, en tenant compte des multiples enquêtes, sanctions et rapports sur les activités de Glencore dans le pays, on peut affirmer que l’extraction de ressources naturelles, telle que pratiquée par l’entreprise, et la manière dont l’Etat gère cette question mettent en péril le patrimoine naturel, social et financier nécessaire à assurer la durabilité de la paix en Colombie.

 

Le cas de Glencore illustre les grands défis liés aux activités des entreprises multinationales et à l’usage des ressources naturelles auxquels l’Etat et la société civile colombienne sont aujourd’hui confrontés. Le pays doit analyser les impacts causés par ces activités sur le patrimoine financier et naturel de la nation, ainsi que leurs conséquences pour les populations les plus vulnérables et ce, à un moment historique où il cherche à construire les bases d’une paix durable. À vouloir promouvoir l’investissement étranger sans disposer d’un cadre juridique solide de protection des droits humains, sans une fiscalité transparente et sans tenir pour responsables les entreprises telles que Glencore pour leurs impacts dans le pays, l’Etat colombien a rendu extrêmement difficile la défense du patrimoine national, tant financier que naturel, et ne permet pas la construction d’une base nécessaire pour la viabilité à long terme et la paix. Le cas de la plainte déposée par Glencore ne sera certainement pas le dernier. En effet, de nombreuses plaintes d’autres multinationales contre la Colombie se profilent à l’horizon.

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